La réforme du titre-restaurant annoncée par Véronique Louwagie a déclenché une vague de protestations sans précédent dans le secteur de la restauration. Face à ce qu'elle qualifie de "trahison au profit de la grande distribution", l'UMIH (Union des Métiers et des Industries de l'Hôtellerie) a pris la décision radicale de boycotter les Assises de la restauration et des métiers de bouche du 1ᵉʳ juillet 2025, rejointe dans cette démarche par le GHR et le SNARR.

L'abandon du double plafond, une mesure cruciale sacrifiée

Au cœur de la colère des restaurateurs se trouve l'abandon du double plafond d'utilisation, pourtant expérimenté avec succès lors de la sortie du Covid. Cette mesure, réclamée par l'ensemble des organisations professionnelles, aurait permis de maintenir le plafond de 25 euros pour les restaurants et commerces de bouche, tout en le réduisant à 10 euros pour la grande distribution.

Franck Chaumes, président de la branche restauration de l'UMIH, dénonce ce revirement : "L'abandon du double plafond est un revirement incompréhensible de la part du Gouvernement". Cette mesure était considérée comme la seule véritablement protectrice de l'objet social du titre-restaurant et des commerces de proximité.

900 millions d'euros détournés vers la grande distribution

Les chiffres parlent d'eux-mêmes : près de 900 millions d'euros de chiffre d'affaires annuels sont siphonnés au profit de la grande distribution. En deux ans seulement, celle-ci a gagné 10 points de parts de marché sur le dos des restaurateurs, qui en ont perdu plus de 9. Entre le quatrième trimestre 2022 et le deuxième trimestre 2024, la part de marché de la grande distribution est passée de 22,4% à 30,8%, tandis que celle de la restauration chutait de 46,5% à 40,1%.

Cette hémorragie financière s'accompagne d'une distorsion fiscale majeure : les restaurateurs appliquent un taux de TVA de 10% quand la grande distribution bénéficie d'un taux de 5,5% sur les produits alimentaires. Cette différence de 4,5 points représente un avantage concurrentiel déloyal qui amplifie encore le détournement des titres-restaurant.

Un secteur en crise profonde

Les restaurateurs traversent une crise sans précédent. Selon Thierry Marx et Franck Chaumes, "chaque jour, ce sont 23 entreprises de notre secteur qui sont déclarées en défaillance, souvent les plus petites et en ruralité". Cette situation dramatique est confirmée par les statistiques officielles : au premier trimestre 2025, 1641 entreprises de restauration ont cessé leurs activités, soit une hausse de 13,6% par rapport à 2024.

Sur les douze derniers mois, 5779 liquidations judiciaires ont été enregistrées dans le secteur de la restauration, un record historique. Les segments les plus touchés sont la restauration rapide (+20,2%) et les traiteurs (+23,8%). Cette fragilité s'explique par des marges réduites à seulement 3% selon l'Observatoire Fiducial.

La pérennisation du "tout alimentaire", un cadeau empoisonné

La pérennisation de l'utilisation des titres-restaurant pour tous les produits alimentaires constitue le point central de la contestation. Ce qui devait être une mesure transitoire, justifiée par une inflation de 6,8% en 2022, devient définitive alors que l'inflation est retombée sous les 2%. Cette décision transforme définitivement le titre-restaurant en "titre alimentaire", vidé de sa vocation première.

Les restaurateurs rappellent que les titres-restaurant représentent une part considérable de leur chiffre d'affaires : 15% en moyenne, et jusqu'à 40% dans les zones d'entreprises. Pour la grande distribution, ils ne constituent que 1% de leur chiffre d'affaires total, ce qui révèle l'asymétrie de l'impact économique.

La suppression de la CNTR, un contrôle confié aux émetteurs

Parmi les mesures les plus controversées figure la suppression envisagée de la Commission Nationale des Titres-Restaurant (CNTR), organisme indépendant qui supervise actuellement le dispositif. Le gouvernement prévoit de la remplacer par un Groupement d'Intérêt Économique (GIE) dirigé par les émetteurs eux-mêmes. Cette décision soulève des questions d'impartialité : peut-on confier à un opérateur économique le soin de contrôler ses propres clients ?

Les émetteurs historiques comme Edenred, Sodexo, Up et Bimpli dominent un marché de plus de 10 milliards d'euros. Ces acteurs, déjà sanctionnés en 2019 par l'Autorité de la concurrence, se verraient ainsi confier le contrôle du respect des règles d'usage.

L'impact social et territorial négligé

L'étude commandée par la CNTR révèle que 76 000 emplois directs dépendent du secteur de la restauration grâce aux titres-restaurant, contre seulement 7 500 dans la distribution alimentaire. En cas de suppression de l'exonération fiscale, 40 000 emplois pourraient disparaître. Ces emplois sont particulièrement concentrés dans les territoires ruraux et les petites structures, déjà fragilisées par les crises successives.

La réforme ignore également l'effet multiplicateur économique : chaque euro investi par les employeurs dans les titres-restaurant génère 2,70 euros injectés dans l'économie locale. Cette dynamique vertueuse risque d'être compromise par la fuite vers la grande distribution.

Des alternatives techniques balayées

L'UMIH salue certaines mesures comme la dématérialisation complète prévue pour mars 2027 et l'interdiction des pratiques commerciales opaques des émetteurs. Cependant, ces avancées techniques sont largement éclipsées par la dénaturation du dispositif. La possibilité d'utiliser les titres le dimanche, autre nouveauté annoncée, risque d'accentuer encore leur détournement vers la grande distribution.

Un boycott stratégique face à un manque de concertation

Face à ces enjeux, l'UMIH, le GHR et le SNARR ont claqué la porte des Assises de la restauration. Ces organisations dénoncent un processus de concertation "tronqué" où elles ont davantage été informées que véritablement consultées, avec des décisions déjà arrêtées en amont.

Cette rupture marque un tournant dans les relations entre les professionnels et le gouvernement. Les syndicats maintiennent leur disponibilité pour dialoguer avec les parlementaires, espérant des amendements lors de l'examen du projet de loi prévu pour le quatrième trimestre 2025.

L'urgence d'un sursaut politique

Thierry Marx et Franck Chaumes mettent en garde : "si le gouvernement maintient sa position, on s'achemine vers l'un des plus grands plans social de l'histoire de la restauration". Cette déclaration n'est pas rhétorique : elle s'appuie sur une réalité économique documentée où les défaillances d'entreprises ont explosé de 45% en 2023.

La bataille du titre-restaurant dépasse le simple enjeu économique. Elle cristallise les tensions autour de la survie d'un modèle de restauration française face à la standardisation de la grande distribution. L'issue de ce conflit déterminera l'avenir de milliers d'établissements et l'attractivité des territoires ruraux où ces commerces de proximité constituent souvent les derniers services disponibles.

Consulter le communiqué de presse de l'UMIH

Image par viralbus sur Flickr